Autant vous le dire en préambule : je viens d'un pays très vieux, jamais en repos. Un pays qui, suivant l'injonction latine "si vis pacem, para bellum", aime la paix mais prépare la guerre, un pays qui soutient sa culture et accroît l'exclusion, un pays généreux dans ses principes et frileux dans ses actes, un pays fier de ses valeurs démocratiques mais toujours plus attiré par les extrêmes, un pays de hautes luttes et de basses œuvres, un pays merveilleux et exaspérant, un pays de drames.
Le drame, c’est l'autre nom du théâtre. Le drame, c'est l'action. Le drame, c'est le conflit. Et le conflit, c'est le théâtre, cet art qu'en Chine on représente par un idéogramme montrant la lutte du soldat contre le tigre.
Faire du théâtre, ne serait-ce pas d'abord apprivoiser le drame ? Le contenir dans l'espace et le temps de la représentation ? Le faire advenir pour le pousser dans ses retranchements, pour l'exorciser ? Lui donner naissance puis l’achever sous les applaudissements ?
Et enseigner le théâtre, ne serait-ce pas apprendre à se défaire du drame ou à savoir quoi en faire ? Apprendre à le regarder de près, à le disséquer, à lui donner forme, à l'exprimer, apprendre à se laisser porter par lui, à se laisser emporter par lui, à jouir de lui, puis à l'abandonner, lassé et repus, afin que la vie triomphe ?
Écrire le drame, jouer le drame, mettre en scène le drame, l'éclairer, le costumer, le scénographier, lui créer un environnement sonore et lui trouver les moyens financiers et matériels d'exister, c'est cela que permet le théâtre. C'est cela que doivent apprendre les étudiants en théâtre. C'est cela qu'attendent les spectateurs de théâtre. Et parce que, depuis sa naissance en Grèce, théâtre et démocratie ont partie liée, c'est cela qu'attend le peuple.
Car le citoyen est indissolublement lié au théâtre, même quand il ne s'y intéresse pas ou croit ne pas s'y intéresser parce qu'il ne fréquente pas les lieux qui l'accueillent, qu'il ne connaît pas ou en rejette les rituels, qu'il ne se sent pas concerné par son propos ou par son expression.
Enfant, il joue et rêve. Adulte, il se crée un personnage et cherche, souvent sans le savoir, comment se le représenter à lui-même et devant les autres. Shakespeare nous l'a dit de manière définitive dans Comme il vous plaira : "je tiens ce monde pour ce qu’il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle".
Dans une école de théâtre, on apprend à vivre ses propres drames et ceux de dizaines d'inconnus de papier dont on devient familiers. On s’exerce à défier le drame.
Je me souviens de cette actrice figurant une esclave enchaînée à quelques mètres de la scène extérieure du Festival International de Théâtre du Bénin, le Fitheb, en plein cœur de Cotonou, dans l'espace public. Alougbine Dine l'avait voulue au contact du réel ou peut-être était-ce l'inverse : la vie entrait en résonance avec la fiction pour que l'une et l'autre ne fassent plus qu'une. La tragédie de l'asservissement humain se poursuivait ensuite dans un spectacle où tout prenait soudain un sens physique qu'aucun livre, aussi documenté ou bien écrit soit-il, ne pouvait traduire. Ni complaisance, ni jugement : un être-là puissant et bouleversant, élévateur de conscience, assez fort pour ne pas s'effacer après la fin de la "performance" mais cependant éphémère, comme la vie même.
Je me souviens de ces instants volés aux personnalités devenues personnages du Dernier caravansérail mis en scène par Ariane Mnouchkine et son Théâtre du Soleil, une compagnie à la fois incarnation du collectif artistique et lieu du rassemblement humain. La violence subie par les migrants, l'enchevêtrement des drames de chacun et du grand drame de la politique, la variété des registres de jeu et la magnificence du plateau théâtral, creuset de tous les arts, tout cela visait sans le dire un but unique : nous grandir, nous donner conscience, nous émanciper.
Et voilà le grand mot lancé : l'émancipation, corollaire de la liberté. Oui, le drame, le théâtre émancipent. Par l'émotion, par la mise en fiction, par la langue prononcée et par les langages de la scène, le théâtre offre à chaque fois une occasion unique de sortir de soi pour entrer dans le monde de l'autre. Il est une clé de compréhension de ce que l'on ignore ou que l'on croit déjà connaître. Le ridicule, le médiocre ou le vain y côtoient l'immense, le surprenant ou l'essentiel.
L'ennui, qui n'est jamais bien loin, oblige à l'analyse : qui suis-je ce soir pour aimer ou ne pas aimer ce que je vois, pour en être ému ou désespéré, pour m'en sentir si loin, alors même que mon voisin semble immergé, emporté, conquis ?
Au théâtre, je pense, donc je suis. Et ce faisant, je m'exerce à la liberté. Celle que connaît le condamné qui, malgré son enfermement, trouve en lui des raisons d'espérer. Celle que ressent l'amoureux qui, dans le don de l'autre, trouve la réponse à toutes ses angoisses. Celle du savant qui mesure ce que, comme le dit l’écrivain Enzo Cormann, "seul le théâtre peut dire", et en fait son miel. Celle de l'amateur qui puise ici et là des moments de rire ou de larmes et s'étonne de partager avec ses contemporains ce qu'il consomme si souvent seul face à son écran ou dans ses écouteurs.
Si le théâtre et la liberté sont frère et sœur, alors transmettre l'un, c'est permettre l'autre. Dans une école de théâtre, on est un peu comme dans cette scène que présente magnifiquement le dernier spectacle de l’auteur et metteur en scène Joël Pommerat, Ça ira (1) Fin de Louis : nous voilà à Versailles, le 14 juillet 1789, à la réunion des états généraux transformés en assemblée constituante. Tandis que Paris est à feu et à sang, que la Bastille est abattue et son gouverneur décapité, tandis qu'un monde bascule, à quelques kilomètres de là des députés sont réunis et dissertent sur les premiers articles de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, "les hommes naissent libres et égaux en droit...".
La philosophie ne cède rien à l'action. La visée à long terme ne recule pas devant l'urgence du présent. La réflexion, le doute ou l'élaboration lente ne sont pas incongrus, alors même que l'agitation règne et que des décisions contradictoires, dictées par le réel, se multiplient.
Ainsi qu'en la future assemblée nationale au jour clé de la Révolution française, on n'est pas indifférent dans l'école de théâtre au monde tel qu'il va. Non. Mais on y prépare celui qui adviendra. On se muscle l'esprit et le corps pour être prêt, le jour venu, à tenir son rôle, à tous les sens du terme. On s'essaye, on s'entraîne, on travaille encore et encore pour donner le meilleur de soi une fois "sorti". Ainsi que le disait un grand chef d’orchestre, on se teste pour éviter de se détester.
Comme le colibri du conte qui, pour éteindre l'incendie de sa forêt, apporte dans son bec des gouttes d'eau car, dit-il, il "fait ainsi sa part", le ou la future professionnelle du théâtre agit petitement pour accomplir de grandes choses qu'on nomme création, éducation artistique, sensibilisation, action culturelle.
Son métier, il ou elle l'exercera dans de petits ou de grands théâtres, sur des places publiques, dans des appartements, des foyers ruraux, des hôpitaux, des centres sociaux, des maisons de retraite, des salles de quartier, des festivals internationaux ou des manifestations confidentielles.
Il ou elle remplira une mission qu'on appelle en France "de service public" : toucher le plus grand nombre sans rien abandonner de son exigence, de sa pensée, de son désir profond, de son identité.
Par la préservation de sa propre liberté, il ou elle garantira celle de la société tout entière. Sa passion pour son art et son engagement de tous les instants abonderont ce trésor que constitue, jour après jour, la somme des activités humaines.
C'est ainsi que votre entrée à l'Ecole Internationale de Théâtre du Bénin, comparable à l'accueil, au sein d'écoles partout dans le monde, de ceux que le poète Armand Gatti appelle les "futurs du théâtre", devient une chance non seulement pour chacun de vous mais pour l'humanité entière.
Loin de vous replier sur vous, vous préparerez ici, Route des Pêches, votre arrivée sur la grande scène du monde. Là, vous servirez un art plus grand que vous devant des publics conquis ou à conquérir auxquels vous donnerez, le temps d'une représentation, le meilleur de vous-mêmes.
Votre générosité sera votre passeport pour pénétrer le territoire de l'intime de chaque spectateur présent. Votre sincérité, votre conscience professionnelle, votre disponibilité, votre tenue, votre respect du texte et du sens, votre responsabilité, votre autorité vous conféreront un pouvoir quasi magique, presque surnaturel.
Le théâtre n'est-il pas aussi le lieu où les vivants et les morts se retrouvent à égalité ? Où les fantômes réclament la présence continue d'une servante, ampoule allumée pour les guider dans le noir ? Où l'on connait, souvent à l'avance, le cours du destin des protagonistes mais où, pourtant, on découvre toujours pour la première fois, à la faveur d'un éclairage nouveau, d'un son inconnu, d'une interprétation inattendue, d'un mouvement scénique imprévu, d'une tension soudaine qui n'était pas apparue la veille et ne se reproduira pas au même endroit le lendemain, l’histoire qui se déroule devant nous ?
Toujours, là où vous apparaîtrez, un frémissement vous suivra, un étonnement vous accompagnera, l'admiration ou le rejet remplaceront l'indifférence. On vous aimera, on vous critiquera, on vous encensera ou on vous détestera, on s'interrogera sur vous et sur votre métier, sur votre vocation, sur vos moyens de vie et de survie, sur votre personnalité.
On dénoncera votre ambition, on rira de votre naïveté, on vous interdira parfois mais on vous sollicitera souvent parce qu'au fond, on ne peut pas se passer de vous.
Serez-vous utiles ? Je l'ignore. Mais vous serez tout simplement nécessaires, comme sont nécessaires le rêve et l'imaginaire.
Je vous l'ai dit en préambule : je viens d'un pays de drames, c'est à dire un pays de théâtre et de liberté.
Un pays qui a vu naître, il y a plus d'un siècle, le Théâtre de Bussang dans les Vosges - où, je l'espère, vous jouerez un jour - qui affiche sur son fronton "par l'art, pour l'humanité" ; un pays qui a fondé sa renaissance sensible et intellectuelle, après la seconde guerre mondiale, sur le mouvement de la décentralisation théâtrale et de l'éducation populaire ; un pays qui a permis à Jean Vilar, René Char et Christian Zervos de fonder le Festival d'Avignon ; un pays qui a inventé le ministère des affaires culturelles pour André Malraux et dont l'Etat comme les collectivités territoriales accompagnent aujourd’hui, malgré des tensions budgétaires fortes et des menaces idéologiques grondantes, tant et tant d'artistes et de lieux de production ou de diffusion dans leurs projets et leurs réalisations.
Un pays qui s'identifie à sa culture mais qui ne pourra continuer à le faire que s'il demeure un abri pour les cultures des autres et un creuset d'inventions partagées avec le plus large public. Un pays où tout est possible, même de voir une de ses plus prestigieuses écoles de théâtre, l'ENSATT, être sollicitée par sa grande sœur du Bénin, l’EITB, pour créer, ensemble, ce que d'autres appellent une fabrique du sensible.
L’ENSATT… Permettez-moi de vous en dire quelques mots puisque, pour la plupart, vous n’avez pas eu la chance de vous y rendre et que cet acronyme un peu barbare ne vous donne aucun aperçu de l’histoire et du présent de cette école unique en son genre.
Nous sommes en avril 1941, en ce début d’occupation de la France par l’Allemagne d’alors et dans cette parenthèse, qui n’a rien d’enchantée, que l’on appellera bientôt le régime de Vichy. L’Europe souffre mais officiellement, en France, la guerre a cessé et, à Paris, la vie semble reprendre son cours. Dans le petit monde du théâtre, une utopie demeure : la jeunesse est l’avenir de l’art.
Or, en 1941, si l’on veut se former au théâtre on a le choix entre fréquenter un cours privé - et quels cours privés ! Ceux de Dullin ou de Simon par exemple – ou tenter le concours de ce qu’on appelle alors le Conservatoire de Musique et de Déclamation.
La déclamation ! Un genre bien éculé que la jeune garde de la Comédie Française - Pierre Dux, Julien Bertheau, Jean Meyer… - veut renouveler. Il manque donc un lieu public d’apprentissage du théâtre, nouveau et inventif. Et c’est ainsi que va naître un centre de formation confié à un pensionnaire de cette même Comédie Française, Raymond Rognoni.
Ce Rognoni n’est pas n’importe qui. Ce n’est certes pas le plus grand acteur de sa génération, même si s carrière au cinéma et sur les scènes est tout à fait honorable, mais il est connu pour avoir manifesté depuis longtemps un grand souci de la jeunesse. Et cette préoccupation, qui l’honore, l’a conduit à créer en 1925 ce qui s’appelle encore aujourd’hui « l’Ecole des enfants du spectacle ».
Imaginez cette école dont le but premier est d’aider de jeunes gens, « utilisés » sur des scènes pour leur qualité d’enfants mais en parallèle totalement déscolarisés, à se « désintoxiquer » du théâtre ! Il s’agit de leur permettre d’apprendre le français, les mathématiques, l’histoire… tout en organisant ces cours dans le cadre d’horaires aménagés qui leur offrent la possibilité de continuer leur vie d’artiste s’ils le souhaitent.
Ce Rognoni, donc, au printemps de 1941, se voit confier, avec le soutien du ministère de l’Instruction publique, la création d’un centre de formation professionnelle dédié au spectacle. Ouvert à tous, il deviendra une école préparatoire au Conservatoire mais aussi un lieu où s’enseignent en parallèle à l’art dramatique la musique, le chant, la couture puis, très vite l’histoire du théâtre.
En 1944, ce Centre s’installe au 21, rue Blanche dans le IXème arrondissement de Paris. Cette rue Blanche qui lui donne alors son petit nom par lequel on l’appelle encore aujourd’hui malgré son déménagement à Lyon en 1997.
Mais avançons. Nous sommes maintenant dans les années 50. Le Centre de la rue Blanche est dirigé par un sociétaire de la Comédie Française, Jean Meyer, et par une directrice administrative venue de l’Education nationale, Andrée Lehot. Il est un collège d’enseignement technique dans lequel on trouve des régisseurs, des décorateurs, des costumiers et aussi des acteurs. Cette précision s’impose car ce métier a bien failli disparaître au motif que, spécialisé dans les métiers techniques de la scène, le Centre pouvait se passer de comédiens. Il aura alors fallu toute la force de persuasion de Jean Meyer pour que sa « tutelle » comprenne la difficulté à former un éclairagiste du théâtre s’il n’a personne à éclairer !
En 1969, le centre prend le nom d’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre (ENSATT) et son identité s’affine. L’ENSATT devient l’école des métiers du théâtre, l’école du collectif théâtral où toutes et tous sont indispensables à la réalisation d’un spectacle.
Depuis 1997 donc, la rue Blanche… a déménagé à Lyon. Ses locaux parisiens devenus trop petits, elle n’avait d’autre choix que mourir à Paris ou renaître en Province. Lyon, seconde capitale du théâtre, ville de grands noms de la scène dramatique française – Roger Planchon et son Théâtre National Populaire sis tout près, à Villeurbanne, Patrice Chéreau, Marcel Maréchal, Jean-Louis Martinelli, Jérôme Savary et tant d’autres – sut accueillir l’école et lui construire un équipement adapté à la formation conjointe de dix métiers : Acteur, Administrateur du spectacle vivant, Concepteur costume, Concepteur lumière, Concepteur son, Costumier coupeur et réalisateur/régisseur de production, Directeur technique, Ecrivain dramaturge, Metteur en scène et Scénographe.
L’utopie est toujours active. A l’heure où je vous parle, un spectacle se prépare auquel près de 40 étudiants participent, dirigés par une metteuse en scène professionnelle. Et il sera bientôt joué douze fois dans un des deux théâtres de ce magnifique équipement.
L’ENSATT est désormais un établissement de l’Enseignement Supérieur. Elle délivre un grade Master et s’est associée à l‘Université Lyon2 pour mener deux parcours de Licence. Elle s’est dotée d’un laboratoire de recherche et accueille près de 200 étudiants en formation initiale et continue. Elle bénéficie de l’expérience de plus de 150 enseignants, tous professionnels en activité, et de l’investissement au quotidien d’un personnel administratif et technique de haute volée.
Enfin, et vous en êtes la preuve vivante, elle développe des relations internationales fructueuses.